par delà
Par delà est une installation de QrCodes répartie dans les 8 jardins du parcours Diffractis au jardin #4. Chaque QRcode est dipsosé dans le jardin qui l'acceuille de manière à orienter le point de vue du lecteur. Imprimés sur un carré en pvc de 20x20cm ils étaient posés au sol. Courts textes invitant à élargir le regard au-delà des limites des jardins. Ils sont autant d'invites poétiques à laisser vagabonder nos esprits sur les choses communes qui s'assemblent autour de nous.
9 QRcdes imprimés sur plaques de PVC - 20x20cm
2019
Bordeaux, le 29 juin 2019 par Emmanuelle Samson
Il est presque vingt heures lorsque le tramway me dépose à quelques rues du lieu de rendez-vous. Le soleil se voile soudain et le vent qui se lève me fait l'effet d'une grande bouffée d'air à la fin de cette journée plombée de chaleur.
J'avance jusqu'au carrefour, traverse le boulevard et tourne à droite en suivant le dessin du plan que Guillaume m'a envoyé. Je ne connais pas du tout ce quartier. Je prends encore une fois à gauche et une fois à droite.
Le repère : les deux chiffres du numéro soixante trois sont imprimés en blanc sur le fond vert d'un hexagone irrégulier qui évoque une pièce dispersée d'un puzzle.
Je me glisse entre les deux pans noirs du portail entrouvert et coiffé d'un laurier rose qui se déploie largement de chaque côté, débordant de fleurs épanouies en surabondance.
Au milieu de l'allée d'ardoises qui longe le côté de la maison, un carreau1 plaqué au sol me fait signe aussitôt. Il mesure environ vingt centimètres de côté. À l'intérieur d'une marge blanche, un essaim de minuscules carrés noirs sur fond blanc s'agglutinent pour tracer la géométrie d'une architecture labyrinthique. Je reconnais l'empreinte de Guillaume qui, depuis quelques années, m'a passé le virus de ces nuées de particules dont la formation est à la fois aléatoire et absolument précise et unique, et qui, à la façon des carrés magiques qu'utilisent les chasseurs mandingues, renvoie à d'autres espaces et parfois à des univers entiers où l'on peut naviguer.
Je m'arrête dans le passage pour scanner la formule. Quelques mots apparaissent instantanément sur mon écran. Ils tiennent sur quatre lignes, silencieusement, comme un secret à la manière d'un haïku :
« grise
dialoguent
sur le ciment
deux orifices une sangle acier »
Instinctivement je lève la tête et regarde autour de moi en quête de cette combinaison de couleur, de matières et de formes. Je relis une fois le texte, relève la tête, cherche à droite et à gauche, avance de quelques pas, me retourne, scrute en vain les détails qui m'entourent.
Je ne saurai si ce court texte correspond à un fragment de paysage réellement observé par Guillaume depuis cet emplacement précis.
Me revient en mémoire l'effet de surprise éprouvé lorsque je me suis retrouvée pour la première fois devant le travail de Georges Rousse. C'était lors d'un voyage scolaire à Paris au milieu des années quatre vingt dix mais je me souviens parfaitement bien du trouble à l'idée que si l'on se décale à peine on n'y voit plus rien.
Quand je l'ai interrogé le lendemain, tout en regardant un dispositif en papier mâché2 qui était juste devant nous et qui m'évoquait un banc de carpes traversant la pelouse et fit bifurquer un instant mes pensées vers un autre jardin à Tokyo, quand je lui ai demandé s'il était vraiment possible de voir ce qu'il avait écrit, Guillaume a souri et m'a répondu : « Je ne te le dirai pas. »
Aurais-je dû persister encore et me déplacer jusqu'à découvrir le bon angle de vue ?
Ces dernières années, en traversant un certain nombre de paysages, j'ai expérimenté ce mouvement constant qui rend chaque moment particulier et fulgurant. Il me semble que c'est justement parce qu'ils sont brefs et qu'ils nous échappent que ces moments sont passionnants à surprendre. Aussi, plutôt que de tenter, avec la nostalgie revendiquée par George Perec, de retenir l'instant qui disparaît « miraculeusement arraché à son insignifiance », je pense, avec les architectes de Djenné, que l'on peut également progresser dans la danse qui transforme et déplace ce que l'on perçoit et nous change nous-mêmes.
Mais Guillaume m'a finalement donné une piste en me racontant que lorsqu'il est venu visiter cet endroit plusieurs mois auparavant, c'était une autre saison. Il a précisé qu'à ce moment là, il n'y avait pas de feuilles aux arbres, pas de fleurs. Il était même impressionné, en ce début d'été, par la façon dont tout apparaissait différemment.
Le travail de Guillaume a peut-être simplement l'objectif de nous faire marquer une halte. Chacun tournera la tête à la recherche d'une image suggérée par ses quelques mots écrits et fera appel à son imaginaire, à ce qu'il connaît déjà. Ce qu'il découvrira, par associations d'idées, sera sans aucun doute une reconstruction personnelle et n'aura de réalité que pour lui-même mais le rendra joyeux.
En continuant mon chemin jusqu'au bout de l'allée en ardoise, je débouche sur la véranda, où sont cultivés des pieds de tomates dans des pots, et qui donne, à l'arrière de la maison sur un jardin bordé de murs, sur trois côtés, contre lesquels poussent de jeunes arbres.
Au centre, se déploie une myriade3 de baguettes en bois clair. Elles sont toutes semblables.
Au premier regard, on peut penser qu'elles ont été lancées en l'air, comme un immense jeu de Mikado, et qu'elles sont restées figées, en suspens, au-dessus de l'étendue herbeuse du jardin.
En s'approchant, on comprend que chacune de ces baguettes est fixée à des tiges d'acier, des fils rigides, qui la tiennent à distance des autres, et que toutes les parties sont ainsi reliées entre elles bout à bout pour former une grande trame indissociable.
Les baguettes de bois et les tiges d'acier ont toutes la même longueur. Exactement soixante centimètres pour les baguettes m'a précisé Xavier, et vingt huit pour les tiges. La structure entière n'est composée que de ces deux éléments qui sont positionnés en alternance : bois, acier, bois, acier, bois, acier, etc. Ils forment deux groupes distincts constitués chacun d'un segment reproduit des centaines de fois à l'identique, si bien que dans le montage de la pièce, on imagine que n'importe quelle baguette peut prendre n'importe quelle place sans que rien ne change dans l'ensemble. De même pour les tiges d'acier.
Je prends rapidement conscience d'un motif. « On énonce une idée thématique avant de constamment la modifier, de sorte qu'elle subit une métamorphose permanente, pour devenir sans cesse autre chose » dit Philip Glass. La combinaison pourrait se multiplier à l'infini. 1, 2, 3, 4, 1, 2, 3, 4, 1, 6, 1, 2, 3, 4, 1, 6, 7, 8... Je renonce à les compter. Les limites sont celles du jardin.
Varient les inclinaisons et sont nuancées les ouvertures des angles, ce qui permet à ce grand tissage de tantôt se replier pour prendre de l'altitude à la manière d'une chaîne abrupte de montagne, et de tantôt se creuser en suivant des collines vallonnées, ou de filer brusquement le long d'un profond précipice. Alors, le coude du compas s'appuie délicatement contre le sol pour reprendre de l'élan et décoller en dessinant un autre versant du paysage.
Cependant on n'entre pas dans la géographie de cette carte géante dont les plis font les reliefs. Il serait peut-être possible, en faisant très attention, d'enjamber les crêtes et de poser précautionneusement ses pas au centre des cases vides, car les plus hauts sommets ne dépassent pas, ou à peine, un mètre. Mais, de la finesse des éléments émane une telle impression de fragilité que l'on reste à l'extérieur. On a seulement la place d'en faire le tour en suivant la bordure du jardin.
Soudain surgit le chat. Il a bondit en plein milieu avec la précision d'un équilibriste. Puis, ventre à terre, il se faufile doucement sous la pointe d'une cime renversée et se redresse, un peu plus loin, pour frotter son dos rond contre une falaise en plissant les yeux. Rien n'a bougé.
À un moment, alors que je suis en train de contourner la sculpture et que je veux en même temps éviter la branche d'un arbre qui m'oblige à me courber en baissant la tête : ma jambe heurte, par accident, une tige en saillie de la construction. Je retiens mon souffle... et me retourne aussitôt pour vérifier que je n'ai rien abîmé, que tout n'est pas en train de s'écrouler comme un château de carte... J'observe alors de toutes petites vibrations dont l'amplitude diminue déjà. Très rapidement l'immobilité devient totale. Tout est en place. « Touché ! » plaisante une autre visiteuse qui a assisté à la scène.
J'éprouve alors la forte tension qui maintient cet assemblage et dont m'a parlé Xavier. Ma première impression de flottement et légèreté particulière aux mouvements aléatoires s'estompe face à la rigueur qui ne laisse pas de place au hasard. Je suis devant l'écriture absolument rigoureuse d'une partition calculée au millimètre.
Le moyen de fixation, très simple, est toujours exactement le même : chaque terminaison des tiges d'acier est minutieusement repliée sur un centimètre et demi après être passée dans un trou minuscule opéré à l'extrémité d'une baguette de bois.
Cette constance rend prévisible n'importe quel détail jusqu'à l'autre bout du réseau sans que l'on ait besoin d'aller le regarder de près pour vérifier. Devrais-je me sentir rassurée ?
D'une part, parce que Xavier m'a expliqué qu'il construit ses pièces proportionnellement à la force de ses bras, et d'autre part, à cause de la répétition industrielle des matériaux qu'il emploie, je pense à la sculpture « Die » de Tony Smith. Je crois que même en sachant que les six côtés sont exactement semblables, les spectateurs de cette œuvre en font quand même le tour.
Xavier invite les visiteurs à monter l'escalier qui mène sur le balcon au premier étage de la maison. De cette position dominante, je découvre une vue aérienne de son paysage qui écrase inévitablement les différences de niveaux. Mais sont mieux visibles que d'en bas la trame régulière et le dessin quadrillé. Ils sont cependant déformés, au centre d'un côté et sur le bord, à la manière d'un long tapis de plage qui aurait été dérangé sous l'effet d'un coup de vent pendant que l'on serait parti se baigner.
Puis, dans la nuit tombée tout à fait, je suis rentrée chez moi en traversant la ville à pied.
1 Guillaume Hillairet, Par delà, 2019
2 Agnès Torres, Haie vive, 2019
3 Xavier Rèche, Sismologie (suite), 2019